• Nouvelles et poèmes

    Quelques textes sont disponibles sur le site les Ruminants et Le capital des mots 

    Les textes ci-dessous ont été publiés dans le recueil "Sales Bêtes" des Artistes Fous 

     

    La parole du rhinocéros

     

     

    1

     

     

    L'estomac s'agite depuis un petit moment et sa faim commence à irradier tout le corps. Il n'est plus temps de la paresse et de la rêverie. Bien que nostalgique de la photosynthèse, l'animal doit broyer une partie de l'extérieur. Les narines guettent l'odeur douceâtre qui plaît à la bouche et d'un pas lent et silencieux il se rend jusqu'au lieu de l'apaisement. Il entend les termites s'agiter dans leurs galeries, les vers manger la terre, les bousiers les excréments. Il perçoit fugitivement l'odeur d'un cadavre que des vautours nettoient. Leurs ailes résonnent en froissements froids et leurs coups de becs rythment le crépuscule. Bientôt l'odeur sucrée l'emporte sur tout le reste. Il s'arrête, lève la tête, tend la bouche, et d'un mouvement des mâchoires englouti des rameaux d'acacias. Les bruits de sa mastication et de sa déglutition résonnent dans son corps, le goût du suc se répand et réchauffe son être. Le parfum chaud des herbes hautes et le bruissement du vent n'existent plus quand le rhinocéros se sustente.

     

    Mais depuis plusieurs jours, une odeur désagréable l'empêche de savourer l'odeur des feuilles et des branches, de profiter pleinement du suc salvateur. Lui si discret, si timide, si solitaire n'aime pas sentir cette présence insistante. Il aimerait identifier l'animal qui l'observe mais sa faible vue ne lui permet pas de le voir. C'est un animal, c'est certain, puisqu'il sent la merde et l'urine, que ses lentes digestions et la circulation de ses liquides vrombissent à ses oreilles. Mais l'odeur sous-jacente et le chant de ses déplacements lui sont inconnus. Il aimerait être seul à nouveau et errer en fantôme dans la savane. Il voudrait profiter de ses bains de boue et du bien-être que les oiseaux lui apportent quand ils strient sa peau de coups de bec. Parfois l'envie de charger la bête s'empare de lui mais elle a l'air si petite et si fragile et aucune animosité n'émane d'elle.

     

    L'autre, c'est un petit d'homme qui s'enfuit dès qu'il le peut pour contempler la mystérieuse créature qui a élu domicile non loin du village. Il se cache derrière les arbustes se croyant invisible, espérant secrètement que l'animal sentira sa présence et l'invitera près de lui. L'enfant s'invente de nombreuses histoires dans lesquelles le rhinocéros est son compagnon de route. Il s'imagine entrant au village sur son dos, fier d'avoir un ami si imposant et si doux. Il rêve souvent que son nez se transforme en corne et qu'à coups de corne lui et l'animal fantastique se saluent, heureux de leur intimité. L'animal homme est obsédé par l'animal à corne.

     

    Mais un après-midi l'enfant ne le vit pas. Il chercha longtemps, avançant au milieu des arbustes et des herbes hautes. L'autre n'était plus là. De retour au village il apprit que des chasseurs blancs l'avaient emmené. Un bienfaiteur voulait protéger le dernier mâle de cette espèce et n'avait trouvé d'autres moyens que de le faire capturer pour le conduire dans son zoo privé.

     

     

    2

     

     

    Les odeurs et les sons ne sont plus les mêmes. Tout est inconnu, violent et pervers. D'abord enfermé dans une cage, il a grogné, reniflé, chargé. Mais rien, rien ne bougeait. Des odeurs agressives l'assaillaient. Il lui semblait être transpercé par une lance dont le froid glacial se distillait pour paralyser ses membres. Son corps souffrait de ne pouvoir renifler, entendre, sentir le crépuscule de la savane jusqu'au moment où, malgré sa résistance, le sommeil s'empara de lui.

     

    Depuis des heures, des créatures laides et puantes le tiennent enchaîné dans un habit de fer. Devant lui une femelle est contenue dans un même carcan, elle renifle et grogne. C'est la première fois qu'il en sent une, et tous deux sentent leur rage et leur peur mutuelle. Soudain, quelque chose de mou et de froid se glisse sous son ventre et enlace son sexe. Des va-et-vient désagréables, des va-et-vient impatients, brutaux, méprisants... jusqu'à l'éjaculation. Son sperme dégouline dans un bocal froid que la chose molle récupère pour l'enfoncer dans le sexe de la femelle. L'odeur de la douleur sue de tous les pores, des narines, de la bouche ouverte, des yeux clos de la femelle et elle le pénètre par tous les pores, les narines, la bouche, les yeux, les os. Que sont ces créatures qui ont pris possession de leurs corps et de leurs vies ? Elles ont la même odeur que celle qui l'observait quand il était encore libre. Il aurait dû se méfier davantage et la charger ou fuir. Son impassibilité lui aura coûté cher.

     

    Le carcan s'ouvre. Une seule voie lui est possible, celle conduisant vers la cage. Il se sent faible malgré l'apparente force de son corps, il se sent faible et dévasté. Il n'a pas le courage de charger, il sait que le combat est perdu d'avance. Mais comment est-ce possible ? Comment des créatures si faibles ont-elles pu avoir raison de lui ? Elles ont quelque chose que lui n'a pas, mais quoi ? Le goût de la possession et du contrôle ? Il sent une cascade de souvenirs se déverser dans son être, il sent une nuée de regrets envahir ses organes et éclater en gerbes de souffrance. Il ne se déplacera plus dans les herbes hautes et n'entendra plus le son des vautours nettoyant un cadavre. La mélodie est devenue bruit assourdissant.

     

    Les hideuses créatures chargent la cage sur une de leur machine qui roule. À quelques centimètres de ses yeux un mur sur lequel un troupeau de rhinocéros est représenté. Qui sont-ils ces congénères poilus ? Pourquoi semblent-ils ainsi voler au-dessus d'un désert ? Et sous la représentation une de ces chétives créatures, plus petite et plus vive, le regarde et il entend : « - C'est le même animal que les hommes préhistoriques ont peint ? Il a connu les hommes préhistoriques ? » Et une silhouette plus grande portant des gants de caoutchouc « - Non, pas lui, mais ses ancêtres. »

     

    Des mouvements étranges l'éloignent du petit et de sa mère. La lumière fuse et l'extérieur, là où mugit le vent, est tout blanc. Le petit garçon s'élance derrière le camion agitant ses bras en un signe joyeux. Mais la mauvaise vue du rhinocéros ne lui permet pas de voir le salue souriant du petit d'homme. Il ne peut que sentir et entendre la joie de l'enfant qui court dans la neige, qui court derrière la bête à corne. Mais cette joie-là n'est pas contagieuse et tout ce blanc l'aveugle.

     

    Lubies écrites...

      

     


     

     

    L'ascension des suicidés

     

     

    Dans les rues illuminées par les néons et les décorations festives un enfant de 10 ans, emmitouflé dans un vieux manteau gris, marche silencieusement. Le klaxon des voitures, le grondement des moteurs, les rires au seuil des restaurants ne l'atteignent pas. Il traverse en fantôme la multitude d'un soir de fête.

     

    « Je suis bête aux joues rouges », triste et morne ritournelle qui résonne dans sa caboche de gamin. Il s'arrête un temps pour regarder les hommes mais ne voit que des corps et des visages déformés par un mouvement constant. Est-ce le repos qui n'existe pas, ou son temps qui n'est pas celui des siens ? Il quitte le centre tumultueux de la ville pour entrer dans la zone non habitée. Cette zone de circulation vrombissante où scintille au loin le pont qui surplombe le périphérique. Dans l'obscurité qui s'impose lentement, les guirlandes qui décorent la balustrade de fer sont des étoiles luxuriantes dont le scintillement est chant de sirène. L'enfant scrute les petites ampoules jusqu'à s'en aveugler. De sa gorge, comme une lame à crans, sortent un à un les mots « bête aux joues rouges ». L'enfant passe une jambe puis l'autre pardessus la rambarde et se jette du pont emportant dans sa chute les lumières de la ville.

     

    ***

     

    Il tombe mais la terre est loin, très loin... et soudain elle se soulève et il l'absorbe. Il sent tout son corps s'éparpiller en terre et ses nerfs croître en rhizome. Il s'enfonce et s'étend toujours plus loin...

     

    Il s'éveille étourdit et douloureux dans une immense tourbe. D'étranges plantes cavernicoles lui chatouillent les racines, lui caressent le feuillage. « Unica » entend-il, « Unica, ne sanglote pas, tu ne peux rien pour lui. » Et il sent la sève parcourir à une vitesse folle son être. « Unica, Unica » le nom résonne dans chaque cellule de sa jeune tige. Et le vieil arbuste le caresse de ses branches sèches et mortes. Unica, sa mère, celle qu'il vit pendue dans le salon est près de lui à présent. Qu'importe que le lieu des suicidés soit si froid, si obscur, si triste s'il est avec elle à nouveau.

     

    Mais bientôt une lueur vacillante vint éclairer des voûtes, des piliers, des vides, des profondeurs immenses. Bientôt le silence devint clapotis régulier de calcite qui recouvrait son jeune tronc d'une humidité froide et raidissait sa douloureuse croissance. À travers les jeux effrayants des

     

    ombres le jeune Hans entrevoyait, au bout de la grande salle, un vieux corps humain avachi et squelettique qu'un rire parfois secouait. Il voyait son profil canin écarter les mâchoires pour mordre la paroi. Sur quoi pouvait-il ainsi s'acharner ? Et le petit Hans, hybride adventice, tenta non plus de croître à la verticale mais à l'horizontale jusqu'à atteindre de ses radicelles l'homme-chien.

     

    ***

     

    Toute sa concentration se portait sur ses racines qu'il désirait arracher du sol pour voler jusqu'au bout de cette salle. Il voulait fuir l'obscurité, les sanglots perpétuels de sa mère, les lamentations, les mea culpa, les morsures des xylophages. Il voulait s'adresser à l'animal qu'il entendait depuis quelque temps grogner, qui semblait prendre de la force, grossir et croître. Peut-être pourrait-il le sauver ? Et bientôt, à mi-chemin il sentit un chant se propager des radicelles à la cime de son être. Il avait atteint l'homme-chien.

     

    « Attachés aux parois des madrépores silicifiées, des coquilles bivalves, cratériformes et enroulées. Je me nourris d'eux pour créer mon squelette et épuiser les racines qui m'enchaînent. Acharne-toi contre les parois. D'abord une bouche-ventouse puis la mâchoire qui te permettra de dévorer le calcaire qui t'entoure. Mais pour fuir il ne suffit pas de manger ces animaux d'une autre ère, il faut oublier les lamentations et la honte d'être un homme. »

     

    Hans se frotta tant et tant qu'il en oublia les supplications de sa mère. Unica n'avait pas le courage de la fuite, il lui faudrait partir sans elle. Et Hans se libéra, Hans devenu homme-chien s'avança maladroitement jusqu'au fond de la grande salle. Il s'engouffra dans le boyau qui s'ouvrait à droite, descendit dans le puits où s'ouvrait de nouveau une salle aux stalactites et draperies magnifiques et, après avoir traversé deux lacs de boue, il s'engagea dans la lumière du jour. Il gravit la montagne et à son sommet vit d'autres hommes-chiens. Certains jouaient aux cartes, d'autres de la flûte, d'autres rêvassaient.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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